Condor Café Forum

Version complète : Aile dans Aile avec Marcel Reine - part 2
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Suite :

   "Lorsque je rejoins l'autre avion, Marcel est invisible, mais son interprète a déjà presque complètement jeté le courrier à terre. Sans couper mon moteur, je saute sur le moelleux tapis de la plage et cours vers l'indigène. Celui-ci m'indique le poste de pilotage, que j'escalade aussitôt. Je n'y vois qu'une paire de jambes se tortillant nerveusement. Le reste est occupé à je ne sais quel mystérieux rafistolage au plus profond du cockpit.
- Tu me caches le jour, me crie d'ailleurs ce reste sans aménité. Manie-toi plutôt et prends le courrier.
Avant d'obéir, je regarde sous l'aile droite pour savoir ce qui a motivé, tout à l'heure, la hâtive inspection de mon camarade... Ce n'est pas beau à voir! Le pneu est presque complètement déchiré sur sept ou huit centimètres. Entre les lèvres ouvertes du caoutchouc, on pourrait compter les derniers fils qui s'efforcent, en vain, de cacher la teinte rougeâtre de la chambre à air. J'ai l'impression que cela va éclater d'une seconde à l'autre, mais je dois rejoindre nos passagers maures.
   Il n'est que temps car ceux-ci sont en train de jeter les sacs postaux dans mon avion, sans s'occuper du chargement de ravitaillement  qui s'y trouve déjà. Etant donné le peu de terrain dont je dispose pour repartir, il me faut être le plus léger possible et abandonner les vivres. je monte donc dans ma carlingue pour la vider moi même.
   A tourner si longtemps au ralenti, mon pauvre vieux Renault s'encrasse affreusement. Il oscille désagréablement sur son bâti et tousse de plus en plus. Tandis que je passe aux indigènes mes caisses de bouteilles, je dois hurler pour leur expliquer qu'ils vont être obligés de terminer le voyage à pied. Mes paroles semblent si peu les émouvoir que je me crois obligé de recommencer mon triste exposé lorsque je suis revenu près d'eux. Mais non, ils avaient compris! Je suis surpris de leur indifférence devant ces soixante ou quatre-vingts kilomètres à parcourir dans le désert.
   Le dernier sac postal vient de rejoindre les autres dans mon fuselage, quand Marcel arrive en courant. Je ne l'avais jamais vu aussi débordant de vie.
- Tu nous fous le groles, toi petite tête, avec tes atteros en bouse de vache, me reproche-t-il en m'envoyant une bourrade d'amitié.
   On le devine émoustillé par le côté insolite de notre situation, et impatient de sortir une fois de plus du "coup dur". Pressé, il interroge :
- Tu as une clef ?
- Clef comment ?
- A molette... quelque chose... faut déboucher mon radia.
   Il m'explique brièvement et je comprends que s'est rompu l'un des petits câbles, semblables à ceux des freins de cyclistes, qui commandent le refroidissement de son moteur. sans doute oxydé, ou simplement usé par le frottement, le frêle filin a brusquement libéré les volets de radiateurs qui se sont fermés. Déjà normalement trop chaud, son moteur en a profité pour faire de l'auto-allumage et perdre  tellement de tours que l'incident ne pouvait se terminer qu'au sol. A présent qu'il a définitivement bloqué les maudits volets en position ouverte, mon camarade veut faire son plein d'eau pour reprendre le voyage.
- Mais ta roue! Tu veux repartir comme ça?
- Vais essayer... n'importe comment mon "Taxi" serait perdu... si seulement je pouvais remplir cette maudite saloperie de radia, s'énerve-t-il.
   Puis s'en prenant injustement à moi, aussi outré que s'il se trouvait devant un vendeur de la Manufacture de Saint-Etienne :
- T'es même pas foutu d'avoir une clef!
C'est finalement en tapant avec une pierre sur un canif fermé, que nous débouchons le radiateur. Celui-ci paraît presque vide et nous nous demandons même s'il n'a pas une fuite.
   Tandis que l'interprète de Marcel se poste en sentinelle sur la parie haute de la plage, nous courons entre les avions, cassons des goulots, engloutissons fébrilement douze Perrier, trois flacons de vin et plusieurs bouteilles d'eau de mer dans le radiateur.
   Je n'ai pas encore refermé complètement ce tonneau des Danaïdes que Marcel, installé à son poste, me crie triomphalement le "Contact coupé" de la mise en route.
   Son optimisme offusque vaguement mes inquiétudes.
   Pendant que je fais tourner l'hélice de plusieurs quarts tour pour remplir les cylindres d'essence, beaucoup trop de choses me tracassent... Je me demande si démarrera ce "moulin" qui vient de beaucoup chauffer. Je suis certain qu'à tourner si longtemps au ralenti, mon propre moteur va devenir presque inutilisable. Je n'ai plus osé regarder le pneu coupé, mais je parierais un bon bain de soleil tranquille sur une plage de la Manche que mon camarade va perdre sa prime mensuelle de "non casse". Réussirai-je à décoller, lorsqu'au poids du courrier s'ajoutera celui de Marcel? Par ordre d'urgence, il me faudrait être rassuré sur les raisons qu'a notre sentinelle, la-haut, sur sa dune, de regarder toujours dans la même direction?... Un danger nous menacerait-il?... Il ne dit rien mais ces gens là ne réagissent pas comme nous; il a peut-être un tempérament à "prendre sur lui" pour ne pas nous troubler inutilement d'avance?
- Contact? puis-je enfin interroger impatiemment.
-Contact.
   Tant pis pour mes doigts! c'est le moment d'essayer de lancer la mécanique, selon l'énergique et pittoresque méthode psycho-musculaire préconisée par Toto.
   je pends donc mon élan au bout de l'aile, comme si je voulais battre le record des cent mètres et, tandis que mes jambes redoublent d'effort, je me figure soudain intensément que je cours vers un effroyable précipice. La pale d'hélice est saisie exactement comme il faut, c'est à dire comme une branche de salut que rien ne pourrait faire lâcher... La dernière partie de ma manoeuvre manque de classicisme; je la termine sur le dos, dans les jambes d'un interprète, mais le moteur est bel et bien en route.
   Sans perdre de temps, Reine nous crie ses instructions qui m'étonnent. En effet, il veut que nous saisissions l'extrémité de ses ailes pour le guider dans le dédale rocheux qui nous sépare du fond de la baie... je soupçonne mon équipier de compter sur un vent venant de gauche pendant le décollage, pour compenser l'éventuel freinage en biais qu'occasionnerait l'éclatement de la roue droite. Ce calcul me paraît présomptueux, car je ne puis imaginer que la malheureuse enveloppe tiendra jusqu'au-delà des rochers.
   Pourtant, trois minutes plus tard, sans que je n'ai cessé une seconde de m'attendre à l'éclatement de l'infortunée chambre à air, il ne s'est encore rien passé. A bout de souffle et toujours cramponnés aux plans de Marcel, Abdalla et moi débouchons sur la partie haute de la plage libre, mais très incurvée, qui forme le fond de la baie. La mer est à notre gauche et le vent souffle par conséquent de cette  direction.
Sans paroles inutiles et sans détourner son regard de l'avant, Reine a très vite emballé son moteur; nous comprenons qu'il faut lâcher... Du sable nous griffe le visage mais nous restons plantés, immobiles, regardant anxieusement ce qui va suivre...
D'abord le Breguet n'a pas encore assez de vitesse pour lutter contre le vent de travers agissant sur son empennage; il joue les girouettes et dévale petit à petit la plage... Va-t-il rentrer de biais dans l'eau? Non... un peu parce que le pilote freine à droite de son aileron baissé, un peu aussi à cause de la courbure du rivage, la machine conserve quelques mètres de garde entre elle et la "patouille"... Elle doit maintenant atteindre le cinquante à l'heure. Je commence à espérer, mais l'inévitable se produit : l'avion bascule dangereusement sur son aile droite qui semble toucher le sable! La détonation du pneu éclatant m'a suspendu le souffle...
   Aucune réduction de bruit de moteur  ne nous parvient pourtant. Marcel tente l'impossible pour s'arracher de là! Il me semble cependant qu'il a perdu de la vitesse et se détache un peu de la bordure du rivage. Le vent de travers sera-t-il suffisant pour l'empêcher de s'en écarter trop? Les secondes passent et Reine continue à s'éloigner de nous à une vitesse difficilement appréciable. Ma vue est gênée par l'excès de lumière; l'avion me paraît un instant immobile : il doit déraper en crabe. Je m'attends à un affreux soulèvement de poussière mais :
- Parti! s'exclame Abdalla qui doit se tromper.
   J'écarquille les yeux... Il ne serait pourtant pas impossible que l'avion se libère de son ombre... Qu'entre elle et lui se devine un peu de la couleur bistre des dunes... Je respire enfin profondément, lorsque je vois le bon vieux biplan nimbé du ciel bleu pastel de l'horizon!
   Mes vêtements sont aussi trempés de sueur que si je m'étais baigné avec, mais je dois repartir en courant à travers les rochers pour rejoindre mon propre engin. Tandis que Reine commence à tourner victorieusement au dessus de nous, je serre hâtivement la main d'Abdalla, je crie un adieu à l'autre interprète, et enjambe précipitamment mon fuselage.
   C'est à mon tour d'être tenu en bout de plans. Arrivé aux obstacles qui coupent la plage, les indigènes m'orientent définitivement face au vent. Sans que j'ai besoin de leur demander, ils ont enfoncé leurs pieds nus dans le sable, et s'arc-boutent contre le devant de mes ailes pour que je puisse essayer mon moteur.
    ... Lorsque s'étend devant vous un espace à peine suffisant pour décoller, il ne peut exister plus triste bruit que celui d'un trois cents Renault usagé qui vient de tourner, dans la chaleur, au ralenti pendant vingt minutes!
Mes bougies trempées d'huile n'allument que de temps en temps. Lorsque vous ouvrez la manette des gaz, le pot d'échappement émet d'impressionnantes  explosions et la mécanique  secoue l'aéroplane aussi fortement qu'un bouledogue vous disputant une pantoufle!
   Il me faut pourtant stoïquement continuer à tourner "plein tube" si je veux décrasser... Tandis qu'à deux reprises, passant très bas, la machine de mon équipier projette sur nous une ombre impatiente, mon compte tours bât le rappel de ses effectifs... Quand, une fraction de secondes, son aiguille réussit à dépasser la graduation "1600", je ne veux pas savoir si c'est à cause des secousses. je ne désire plus que bondir, d'où je suis, sans réduire et sans perdre un mètre de terrain disponible.
   Raides comme des piquets, penchés dans leur épaulée contre l'aile, les Maures ont les yeux fixés sur moi... Le sort en est jeté! Rien ne pourrait plus me retenir! je m'assure bien que j'ai mis tous les gaz, puis,  avec résolution, je rabats subitement mes deux bras dans le vent; les indigènes se jettent aussitôt à plat ventre.
   ... Encore une chose triste, dans ces moments là, que de rester immobile parce que les vibrations vous ont enfoncé les roues dans le sable!
   Je suis moralement parti, mais matériellement, il me faut réduire, redescendre, courir après mon serre-tête qui s'envole, constater le bris de mes lunettes contre les rochers, et tout cela, sans trouver de jurons assez effroyables pour me soulager.
   Les Maures n'avaient d'ailleurs pas besoin de mes directives. Agenouillés près du disque menaçant de l'hélice, ils creusent devant les pneus comme des fox-terriers. Au bout de cinq minutes, j'ai deux tranchés en pente devant mes roues et emballant le moteur sans plus m'attarder à des essais de décrassage, je me débarrasse à l'allure  d'une tortue de mes premiers centimètres... Pourtant mes aides poussent aux ailes avec ardeur  et je me sens enfin libéré.
   Au premier tiers du terrain, mon indicateur de vitesse, s'il fonctionnait, ne dépasserait certainement pas trente à l'heure. Réussirais-je ou non ?... Comme en signe de furieuse négations, mon moteur secoue violemment le pot d'échappement dressé en corne de rhinocéros au-dessus de son capot.
   Mais le vent commence à agir sur les gouvernes, et mon appareil devient plus maniable. Je m'applique à lui maintenir les roues là où le sable mouillé est le plus roulant.
   Je ne suis soudain plus qu'à deux cents mètres à peine, du bout de la plage, mais je ne puis qu'attendre passivement, en fermant les oreilles aux détonations de l'échappement. En même temps que je serre les dents parce que je ne vais pas assez vite, je serre tout ce que je peux, parce que l'extrême limite du sable arrive trop rapidement. Tout ceci, tandis que grandit une angoisse sous-jacente, nourrie des craintes de perdre le courrier, l'estime du patron et ma situation...
   Je n'ai pourtant plus qu'à tirer sur le manche car, en coup de faux, une nappe de stupides vagues guillerettes se précipitent sur mon train d'atterrissage!... au dessous de lui, plutôt, car je vole! Je me retrouve, d'un seul coup, dérapant dans le bleu, en équilibre vertigineusement précaire... L'affolant c'est que j'ignore si je m'enfonce. Les éructions du moteur me suspendent la respiration comme des coups à l'estomac; c'est d'autant plus inconfortable que, depuis le départ, j'économisais déjà mes poumons comme s'ils privaient les carburateurs d'oxygène.
   Je m'éloigne cependant vers le large sans oser la moindre manoeuvre, tant mon avion parait lourd. Je suis certainement toujours à moins de deux mètres des flots, et il me semble même que cet intervalle diminue; je n'ai pas l'impression que le temps travaille pour moi... Puis je reprend espoir car le tintamarre du moteur vient d'être traversé d'une brève accalmie.. Enfin je constate que la surface de la mer est moins proche, et j'ose entamer un virage à plat.
   Me dominant d'une cinquantaine de mètres, le Breguet de Marcel ne me lâche pas."