Condor Café Forum

Version complète : Petite histoire : AILE DANS AILE AVEC MERMOZ. 1ère partie
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Extrait du Chapitre V du livre « ARAIGNEE DU SOIR » d’Henri DELAUNAY pilote de l’Aéropostale… entre autre.

Une soirée à Cap Juby

Henry Delaunay écrit :

« Avant d’atteindre l’horizon, le soleil s’était caché derrière un voile d’humidité qui me faisait craindre du brouillard pour le lendemain.
Sur le rivage sans relief, entre le désert de Mauritanie et le calme scintillant de l’Atlantique, le petit fortin du Cap Juby ne vivait plus, de temps en temps, que par les monotones appels des sentinelles. A l’extérieur de ce bastion espagnol, mais contre ses murs, notre étroite baraque résonnait d’éclats de rire. Sur un fond sonore, entretenu par le sifflement de la lampe à pétrole et les rabâchages d’un vieux phono, explosaient des exclamations joyeuses.
A cause de son odeur, la hyène restait attachée dehors au moment des repas, mais nous composions tout de même un groupe d’affamés assez pittoresque autour de la table. Il y avait tout d’abord les six sédentaires : Antoine, Saint-Exupéry (chef d’escale), gai copain racé mais aucunement bégueule; Toto, accessoirement popotier mais surtout mécanicien débrouillard, tout en rondeur par le physique et le langage; Marchal, l’increvable, l’homme qui savait à l’occasion ne pas lâcher les outils ni la bonne humeur pendant quarante-huit heures; « Kiki », le singe aux cris perçants; « Mirra » gourmande et aboyeuse ; enfin « Paf » un gros chat effronté, dont la patte chapardeuse concurrençait celle du ouistiti. L’élément nomade était représenté par Henri Guillaumet et René Riguelle qui nous avaient apporté le courrier de Dakar en fin d’après midi, puis par Jean Mermoz et moi qui devions, le lendemain acheminer les sacs postaux jusqu’à Casablanca.
Sur ce secteur dangereux, en effet, nous ne volions pas seuls mais accompagnés d’un autre avion.
Aile à aile, ne nous perdant pas de vue, nous étions ainsi prêts à nous secourir mutuellement en cas de panne.
Un peu à l’écart, sous une volute de fumée blonde, avec pour seul vêtement son large pantalon de méhariste, Mermoz se livrait à cette occupation qui faisait alors fureur : les mots croisés. Cela ne l’empêchait pas de mêler ses propos aux nôtres, mais l’aidait peut-être à attendre le diner sans trop d’importance.
Mon svelte équipier avait, en effet, un coup de fourchette de mousquetaire ; il pouvait allègrement doubler ses portions tout le long d’un repas, pour se lever ensuite, et je ne sais comment, apparemment allégé. Cet appétit extraordinaire ne m’étonnait d’ailleurs pas, car tout me semblait exceptionnel chez ce rude gaillard. Je devais être presque déçu le jour où il m’apprit avec désinvolture qu’il s’en remettait, pour garder la ligne, à son ver solitaire…
Il s’efforçait donc de faire des mots croisés installé en équilibre sur deux pieds de sa chaise, ses mules de cuir fin mettaient une tâche précieuse sur le mur de torchis. Jouant adroitement de son crayon, du verre d’apéritif et de la cigarette, il était là aussi naturellement séduisant que dans un hall d’hôtel, sous des regards féminins. Il aurait été évidemment moins à l’aise s’il avait vu la ficelle attachée au cou de Mirra que Riguelle avait passée entre les barreaux du dossier de son siège…
Pourtant, il ne fallait pas compter sur une réaction de notre bonne chienne avant l’arrivée de la viande sur la table, et c’était pourquoi Marchal réclamait son repas sur un ton à la fois impératif et discret.
- Mais bien sûr qu’il faut envoyer le poulet froid avant la soupe, mon bijou, susurrait-il à Toto qui hésitait à troubler la bonne ordonnance de son repas.
Le popotier était soucieux. Son réchaud ayant le gicleur bouché par le sable, il l’avait remplacé par une lampe à souder, mais celle-ci ne fonctionnait guère mieux.
- A mort Toto !
- Vos g… !
Comme cela se passe généralement dans une réunion d’hommes latins affranchis de l’impitoyable surveillance de la femme, nous nous amusions comme des gosses.
Etant tombé dans le panneau d’une histoire montée par Riguelle, j’étais bruyamment mis en boîte lorsqu’on s’aperçut que ce qui gonflait alternativement les joues droite et gauche de Kiki était une lame Gilette !
- Vite une banane pour qu’il jette ça.
- Oui tien ! offre lui une datte…
On aurait donné des trésors de friandises pour que cessât cette désagréable exhibition, mais Marchal expliqua que c’était la troisième fois en une semaine que le malin Kiki usait de ce stratagème.
- Allez Atilla, manie-toi le train, devait enfin lui ordonner Toto. Gibe les poulets d’abord, fissa.
- Cot, cot, cot… Allez, amène, devait-il préciser avec de laborieux simulacres de halage.
Mais Guillaumet avait fini de crayonner sur un coin de la toile cirée et jubilant d’avance, il s’adressait à Saint-Exupéry. Il s’agissait de le « faire marcher » à son tour, et c’était d’autant plus facile que notre future victime en était visiblement ravi.
- Qu’est-ce que c’est que ça ? demandait donc Henri qui avait dessiné une maison entièrement occupée par le mot « Ambassade ».
- C’est une ambassade, disait Saint-Exupéry avec son inimitable façon de jouer, volontairement mal, la comédie du sérieux.
- Non, jubilait l’autre en faisant durer le plaisir. Il y a trois « A »  à Ambassade ; mets ton doigt sur l’ « A » du milieu… Allez, mets ton doigt sur l’ « A ».
ET quand l’autre avait obéi.
- C’est un consulat… ! clamait Guillaumet triomphalement.
Qui n’a pas vu une vraie joie intérieure venir illuminer le visage angélique du complaisant mystifié, a manqué une bien savoureuse manifestation de gaieté.
Dans ce cas là, Saint-Exupéry avait une façon de ne pouvoir maîtriser ses gloussements de joie, qui n’appartenait qu’à lui. Sa manière d’appuyer, en même temps, lentement et voluptueusement les syllabes d’un : « C’est i-diot » attendri, provoquait l’hilarité générale.
Comme tous les êtres qu’une intense vie intérieure isole un peu des autres, notre passionnant ami charmait par la fraîcheur de ses sentiments et la spontanéité de son comportement en toutes circonstances. Nous sommes presque tous, heureusement, différents de l’image que nous nous croyons obligés d’offrir à autrui. C’est parce que nous n’avons pas assez de personnalité pour rester nous même, pas assez d’indépendance pour résister aux modes, aux usages, à la paresseuse habitude de copier, que nous devenons des hommes standardisés, artificiellement, cyniques et blasés.
Saint-Exupéry, lui, pouvait parfois sembler ingénu, mais sa naïveté avait de l’éloquence; il devait la cultiver instinctivement, parce que la meilleure façon de s’exprimer est d’être simple, et qu’il ne semblait vivre que pour avoir à exprimer. »

A suivre….