30-07-2014, 16:36
Extrait du Chapitre V du livre « ARAIGNEE DU SOIR » d’Henri DELAUNAY pilote de l’Aéropostale… entre autre.
Suite.
2ème partie : Delaunay raconte Saint-Exupéry.
« Je me souviens du dépannage d’un Latécoère que nous effectuâmes ensemble, en pleine canicule, sur la plage de Valencia.
Nous étions partis d’Alicante la veille et, quoique ayant roulé toute la nuit, nos deux mécaniciens se mirent au travail en arrivant, à dix heures du matin. Pour ma part, j’aurais préféré dormir sous le plan de l’avion, bercé par le bruit du ressac, mais mon camarade voulait absolument visiter la ville.
Entre un soleil impitoyable et la poussière des chemins, il me traîna donc de tristes cathédrales à de vieilles chapelles, et de façades lépreuses à des fortifications vétustes. Les mendiants et les mouches m’exaspéraient. Je ne comprenais pas Saint-Exupéry. Toutes ces avenues presque désertes à cause de la chaleur, tous ces vieux murs éblouissants, ces ruelles silencieuses, ces monuments sans relief sous une lumière verticale, me paraissaient insipides. Une échoppe ne put nous offrir que de la bière tiède et je ne savais si l’eau des fontaines était potable. J’admirais cependant qu’on puisse aussi parfaitement perdre son temps en Espagne et je ne cachais pas ma mauvaise humeur.
Ce fut seulement à Alicante, le soir même, que je découvris Valencia, lorsque nous fûmes attablés pour dîner chez « Pépita », en compagnie de mes chers Gambade et Meresse, ainsi que d’autres navigants de la ligne d’hydravions monomoteurs qui nous reliait alors à Oran. Quand Saint-Exupéry, tranquillement, mais peut-être malicieusement (à cause de moi) se mit à décrire ce qu’il avait vu dans la capitale des agrumes, je mesurai mon manque de réceptivité. Je n’en étais pas moins charmé, puis bientôt, très surpris par ce qu’avaient su glaner les regards candides de mon camarade. Par sa bouche, la grande cité devenait vaguement fille du soleil ; elle était beaucoup moins engourdie de chaleur que taillée fastueusement dans la lumière ; elle prenait du relief, se burinait d’ombres parfois hantées par d’attirantes formes allongées pour la sieste ; elle s’enrichissait du gémissement de quelques flamencos que nous avions, en effet, entendus ; ses rues s’animaient du grelot des petits ânes chargés d’oranges, s’ombraient de grandes palmes que chaque carrefour reflétait dans la vasque de sa fontaine. Je regrettais, en l’écoutant, d’avoir pu loucher vers une échoppe d’où s’échappaient des bruits de verres remués, alors que nous étions devant cette cathédrale, dont il avait retenu d’amusants détails dans les sculptures du frontispice. J’admirais ces vieilles tours d’enceinte qui avaient si longtemps défié l’assaut des hommes, mais s’inclinaient coquettement devant l’escalade des vignes vierges. Je m’amusais de ces gosses dépenaillés qui prenaient un petit masque tragique pour tendre la main, puis redevenaient rigolards, aussitôt satisfaits… Et tout cela était pourtant rigoureusement exact, inscrit en caractères ingrats dans ma mémoire ; je découvrais le plaisir du mélomane écoutant un virtuose, en le suivant sur une froide partition.
Parce qu’il aimait passionnément exprimer ses impressions, Saint-Exupéry avait un impératif besoin de concevoir parfaitement. A l’époque où nous étions réunis au Cap Juby, je savais vaguement que notre chef d’escale écrivait, mais je ne sais pourquoi, avec les autres, je l’imaginais alignant des vers limpides comme ceux des rondes enfantines. Je fus très étonné le jour où il m’attira à l’écart, pour m’interroger sur un sujet apparemment simple, mais qui le tracassait : « En vertu de quel sentiment risquions-nous, parfois, si facilement notre vie pour acheminer des lettres ? » Il ne s’attendait certainement pas à ce que je réponde directement à sa question. Peut-être espérait-il que quelque chose dans mes propos le mettrait sur la bonne voie ? Peut-être voulait-il ce jour là simplement se distraire à sa manière, à la fois naïve et très intelligente ? En ce dernier cas, il n’eut pas à se plaindre. Je ne me suis plus jamais livré depuis, à un pataugeage aussi stérile dans les arcanes de mon esprit. Si mon bon Saint-Exupéry vivait encore, il me trouverait d’ailleurs, aujourd’hui, tout aussi impuissant qu’il y a trente ans à résoudre ce problème.
Mais mon admiration pour celui qui, du haut de son humilité, nous domina tous, a fait s’égarer mon récit. Ce que je ne suis pas encore parvenu à dire, c’est qu’au milieu de cette ambiance insouciante de notre popote perdue entre sable et eau, je ne jouissais pas, moi, d’une complète sérénité. Je n’avais alors effectué, sur ce secteur, que deux aller et retour en compagnie de l’adroit Lécrivain (qui allait d’ailleurs pourtant se tuer l’année suivante). Je ne savais pas encore bien me libérer, pendant les escales, de la crainte que m’inspirait le survol du « Rio del Oro ». De Tiznit au Cap Juby, en effet, l’atterrissage était rarement sans histoire. Plusieurs collègues avaient goûté de la captivité ; Roses s’était déjà vu contraint de jouer regrettablement du revolver, avant d’être sauvé in extremis par l’audace de son coéquipier ; Gourp et Erable venaient d’y être abattus par les Maures et c’était même la raison de ma présence sur cette ligne, malgré mes maigres références.
On ne s’habitue pas au danger, quoiqu’on en dise, mais avec le temps, on apprend tout de même à l’oublier lorsqu’il est absent. Je n’en étais pas encore à ce stade, malheureusement. Et puis, si surprenant que cela puisse paraître, c’était surtout la crainte d’un brouillard, très probable pour le lendemain, qui me tracassait ce soir là. Lécrivain m’avait mis en garde contre ce lourd brouillard des côtes de Mauritanie. Je savais que sa rencontre me mettrait devant les yeux le plus opaque des bandeaux… que je ne pourrais en sortir que par une montée aveugle… Nous n’avions pas de boussole dans notre poste, aucun gyroscope, aucun niveau ; l’indicateur de vitesse ne renseignait guère que sur la quantité de sable obstruant ses conduits… Je me demandais comment pouvaient faire mes ainés dans ces cas là, avec leur altimètre personnel, pendu au cou, pour seul instrument.
L’appréhension me gâchait la fin de cette soirée animée par la pétillante intelligence de Saint-Exupéry. Celui-ci lisait très peu d’œuvres d’imagination mais dévorait, pour se distraire, des traités de tous genres, des manuels curieux qu’il nous réclamait à chaque voyage. Il résultait de ces lectures, qu’il avait toujours des expériences de physique ou de métaphysique à tenter, des tours de cartes ou de prestidigitation à expérimenter aves une passion communicative. Tout en se blaguant lui-même, il aurait pu très facilement nous tenir en haleine toute une nuit.
Hélas ! Même au point culminant de cette soirée, lorsque notre cicerone réussit presque, mais je ne sais comment, à mettre notre bon « Toto » en catalepsie, je me demandais bêtement ce que je devrais faire derrière Mermoz, en cas de brouillard… »
A suivre…
Suite.
2ème partie : Delaunay raconte Saint-Exupéry.
« Je me souviens du dépannage d’un Latécoère que nous effectuâmes ensemble, en pleine canicule, sur la plage de Valencia.
Nous étions partis d’Alicante la veille et, quoique ayant roulé toute la nuit, nos deux mécaniciens se mirent au travail en arrivant, à dix heures du matin. Pour ma part, j’aurais préféré dormir sous le plan de l’avion, bercé par le bruit du ressac, mais mon camarade voulait absolument visiter la ville.
Entre un soleil impitoyable et la poussière des chemins, il me traîna donc de tristes cathédrales à de vieilles chapelles, et de façades lépreuses à des fortifications vétustes. Les mendiants et les mouches m’exaspéraient. Je ne comprenais pas Saint-Exupéry. Toutes ces avenues presque désertes à cause de la chaleur, tous ces vieux murs éblouissants, ces ruelles silencieuses, ces monuments sans relief sous une lumière verticale, me paraissaient insipides. Une échoppe ne put nous offrir que de la bière tiède et je ne savais si l’eau des fontaines était potable. J’admirais cependant qu’on puisse aussi parfaitement perdre son temps en Espagne et je ne cachais pas ma mauvaise humeur.
Ce fut seulement à Alicante, le soir même, que je découvris Valencia, lorsque nous fûmes attablés pour dîner chez « Pépita », en compagnie de mes chers Gambade et Meresse, ainsi que d’autres navigants de la ligne d’hydravions monomoteurs qui nous reliait alors à Oran. Quand Saint-Exupéry, tranquillement, mais peut-être malicieusement (à cause de moi) se mit à décrire ce qu’il avait vu dans la capitale des agrumes, je mesurai mon manque de réceptivité. Je n’en étais pas moins charmé, puis bientôt, très surpris par ce qu’avaient su glaner les regards candides de mon camarade. Par sa bouche, la grande cité devenait vaguement fille du soleil ; elle était beaucoup moins engourdie de chaleur que taillée fastueusement dans la lumière ; elle prenait du relief, se burinait d’ombres parfois hantées par d’attirantes formes allongées pour la sieste ; elle s’enrichissait du gémissement de quelques flamencos que nous avions, en effet, entendus ; ses rues s’animaient du grelot des petits ânes chargés d’oranges, s’ombraient de grandes palmes que chaque carrefour reflétait dans la vasque de sa fontaine. Je regrettais, en l’écoutant, d’avoir pu loucher vers une échoppe d’où s’échappaient des bruits de verres remués, alors que nous étions devant cette cathédrale, dont il avait retenu d’amusants détails dans les sculptures du frontispice. J’admirais ces vieilles tours d’enceinte qui avaient si longtemps défié l’assaut des hommes, mais s’inclinaient coquettement devant l’escalade des vignes vierges. Je m’amusais de ces gosses dépenaillés qui prenaient un petit masque tragique pour tendre la main, puis redevenaient rigolards, aussitôt satisfaits… Et tout cela était pourtant rigoureusement exact, inscrit en caractères ingrats dans ma mémoire ; je découvrais le plaisir du mélomane écoutant un virtuose, en le suivant sur une froide partition.
Parce qu’il aimait passionnément exprimer ses impressions, Saint-Exupéry avait un impératif besoin de concevoir parfaitement. A l’époque où nous étions réunis au Cap Juby, je savais vaguement que notre chef d’escale écrivait, mais je ne sais pourquoi, avec les autres, je l’imaginais alignant des vers limpides comme ceux des rondes enfantines. Je fus très étonné le jour où il m’attira à l’écart, pour m’interroger sur un sujet apparemment simple, mais qui le tracassait : « En vertu de quel sentiment risquions-nous, parfois, si facilement notre vie pour acheminer des lettres ? » Il ne s’attendait certainement pas à ce que je réponde directement à sa question. Peut-être espérait-il que quelque chose dans mes propos le mettrait sur la bonne voie ? Peut-être voulait-il ce jour là simplement se distraire à sa manière, à la fois naïve et très intelligente ? En ce dernier cas, il n’eut pas à se plaindre. Je ne me suis plus jamais livré depuis, à un pataugeage aussi stérile dans les arcanes de mon esprit. Si mon bon Saint-Exupéry vivait encore, il me trouverait d’ailleurs, aujourd’hui, tout aussi impuissant qu’il y a trente ans à résoudre ce problème.
Mais mon admiration pour celui qui, du haut de son humilité, nous domina tous, a fait s’égarer mon récit. Ce que je ne suis pas encore parvenu à dire, c’est qu’au milieu de cette ambiance insouciante de notre popote perdue entre sable et eau, je ne jouissais pas, moi, d’une complète sérénité. Je n’avais alors effectué, sur ce secteur, que deux aller et retour en compagnie de l’adroit Lécrivain (qui allait d’ailleurs pourtant se tuer l’année suivante). Je ne savais pas encore bien me libérer, pendant les escales, de la crainte que m’inspirait le survol du « Rio del Oro ». De Tiznit au Cap Juby, en effet, l’atterrissage était rarement sans histoire. Plusieurs collègues avaient goûté de la captivité ; Roses s’était déjà vu contraint de jouer regrettablement du revolver, avant d’être sauvé in extremis par l’audace de son coéquipier ; Gourp et Erable venaient d’y être abattus par les Maures et c’était même la raison de ma présence sur cette ligne, malgré mes maigres références.
On ne s’habitue pas au danger, quoiqu’on en dise, mais avec le temps, on apprend tout de même à l’oublier lorsqu’il est absent. Je n’en étais pas encore à ce stade, malheureusement. Et puis, si surprenant que cela puisse paraître, c’était surtout la crainte d’un brouillard, très probable pour le lendemain, qui me tracassait ce soir là. Lécrivain m’avait mis en garde contre ce lourd brouillard des côtes de Mauritanie. Je savais que sa rencontre me mettrait devant les yeux le plus opaque des bandeaux… que je ne pourrais en sortir que par une montée aveugle… Nous n’avions pas de boussole dans notre poste, aucun gyroscope, aucun niveau ; l’indicateur de vitesse ne renseignait guère que sur la quantité de sable obstruant ses conduits… Je me demandais comment pouvaient faire mes ainés dans ces cas là, avec leur altimètre personnel, pendu au cou, pour seul instrument.
L’appréhension me gâchait la fin de cette soirée animée par la pétillante intelligence de Saint-Exupéry. Celui-ci lisait très peu d’œuvres d’imagination mais dévorait, pour se distraire, des traités de tous genres, des manuels curieux qu’il nous réclamait à chaque voyage. Il résultait de ces lectures, qu’il avait toujours des expériences de physique ou de métaphysique à tenter, des tours de cartes ou de prestidigitation à expérimenter aves une passion communicative. Tout en se blaguant lui-même, il aurait pu très facilement nous tenir en haleine toute une nuit.
Hélas ! Même au point culminant de cette soirée, lorsque notre cicerone réussit presque, mais je ne sais comment, à mettre notre bon « Toto » en catalepsie, je me demandais bêtement ce que je devrais faire derrière Mermoz, en cas de brouillard… »
A suivre…
"J'ai fait la course sur la terrasse avec une fourmi et j'ai été battu. Alors je me suis assis au soleil et j'ai pensé aux esclaves milliardaires de Wall Sreet." Christian BOBIN - L'homme-joie.