28-07-2017, 12:35
Connaissez vous le livre ARAIGNEE DU SOIR écrit par Henri DELAUNAY ? Non ! Et bien vous perdez quelque chose.
C'est le témoignage du plus discret (certainement) des grands pilotes qui ont fait l'Histoire de l'Aviation.
J'ai eu l'occasion dans les précédents sujets de mes "cartes postales" de vous faire partager quelques pages de ce livre sous le titre "AILE DANS AILE AVEC MERMOZ"
Je me propose aujourd'hui de vous offrir quelques pages de plus, une petite histoire dont la grande Histoire de l'Aviation foisonne. Cette fois-ci Henri Delaunay est, je dirais, AILE DANS AILE AVEC MARCEL REINE.
Mais avant tout une présentation succincte de ce grand pilote.
Après près de 24 000 heures de vol,accumulées au cours d'une carrière aéronautique de trente-cinq années, commencée en 1923 et ayant pris fin en 1958, Henri Delaunay s'est trouvé au coeur de la période la plus passionnante, sans doute, de l'Histoire de l'Aviation.
En se consacrant pleinement à une vocation née dans l'atmosphère des précurseurs, Henri Delaunay connait successivement la vie d'escadrille, "l'épopée de la Ligne" comme compagnon de MERMOZ, GUILLAMET, SAINT-EXUPERY..., le réseau d'AIR ORIENT sur les longs courriers allant jusqu'en Indochine, l'Atlantique sud, puis, à la guerre, les missions de bombardement au titre des Forces Aériennes Françaises Libres et de nouveau la Ligne comme commandant de bord à AIR FRANCE.
ARAIGNEE DU SOIR est le témoignage que nous a laissé ce pilote exceptionnel alliant à ses qualités professionnelles celles qu'engendrent les coeurs nobles, modestes et généreux.
Ecrivain à ses heures, Henri DELAUNAY, Commandeur de la Légion d'Honneur et titulaire de nombreuses décorations n'a pas voulu faire son autobiographie. ARAIGNEE DU SOIR est une suite de récits choisis, relatant les plus passionnantes de ses aventures. Dans un style alerte et mieux qu'un exposé, elles témoignent du courage que pouvait avoir un homme d'action à l'époque où l'aviaton, loin encore d'assurer la sécurité actuelle, était ponctuée par les coups durs...
AILE DANS AILE AVEC MARCEL REINE.
Henri Delaunay raconte :
"Plat, dénudé, le Rio de Oro semblait installé pour l'éternité sur notre gauche. Seul le rivage rectiligne que nous suivions courait à notre rencontre.
Il faisait chaud, le soleil était déjà haut dans le ciel sans nuage dont l'habituel azur se trouvait un peu terni par une brume de poussière qui stagnait très haut. Il était dix heures du matin, le brouillard n'était plus à craindre, mais à mesure que nous avancions vers le sud s'épaississait un voile d'humidité qui renforçait l'aspect ingrat du décor.
Pour profiter de la fraîcheur toute relative de la mer, et aussi des alizés qui, en principe, auraient dû nous pousser, nous volions bas à une trentaine de mètres de l'eau bleue. Celle-ci était piquetée de petites languettes blanches soulevées par une bonne brise soufflant du large...
Me précédant d'un kilomètre, Marcel Reine suivait la plage. C'était naturellement lui qui avait le courrier. Je ne transportais, moi, en plus de mon interprète, que plusieurs cageots de bouteilles, des sacs de légumes, un colis de pains et une demi-douzaine de poulets vivants.
Transpirant une vapeur d'huile qui engluait mon pare-brise et me contraignait, de temps en temps, à essuyer mes lunettes, mon "Trois cents Renault" tournait à peu près rond. Il y avait heureusement, trois heures et demie que nous avions quitté Agadir; nous venions de longer une dune coupée d'un lit de rivière à sec qui me servait de repère, et je savais n'avoir plus que quarante minutes à bouillir dans ma sueur pour parvenir au but.
C'était la première fois que je faisais équipe avec Marcel Reine, dont l'ancienneté dans le métier m'impressionnait. Il y avait, en effet, près de deux ans qu'il luttait sur ce secteur avec autant de brio que de simplicité. Quelques-unes de ses aventures devenaient légendaires dans notre étroit milieu d'aviateurs africains, auxquels les journalistes commençaient à s'intéresser. Doté d'un accent faubourien du plus pur premier arrondissement; génial dans l'art de mettre en évidence, et de fournir le côté comique des choses, Marcel avait une talentueuse gouaille de camelot, émaillée de trouvailles et exempte de vulgarité gratuite. Il incarnait parfaitement le personnage de "Titi" parisien.
...Je pensais à tout cela en surveillant machinalement l'autre avion. dans la monotonie des vols sans histoire, et sans que l'on sache pourquoi, s'imposent des idées aux-quelles on ne s'arrêterait pas en toute autre circonstance... des réflexions incontrôlables, comme des rêves, accrochées aux vibrations du moteur aussi intimement que son ronronnement.
... J'avais eu, au fond, assez de veine pendant ces six derniers mois. Quoique pétaradant et fiévreux, les vieux Renault m'avaient tout de même remarquablement suspendu, une dizaine d'heures par semaine, au dessus de la dissidence... la série heureuse allait-elle prendre fin? Huit jours plus tôt, un moulin m'a trahi. A force de le regarder vibrer et perdre des tours, je m'étais retrouvé lancé, brinquebalant sur un morceau de désert que le travail du vent et la présence de grosses touffes d'alfa avaient hérissé de dangereuses petites buttes. Mon avion s'était enfin immobilisé sans d'autre dommage qu'un peu de toile arrachée au bout d'une aile. Pendant qu'Antoine avait décrit des orbes au-dessus de moi, je m'étais usé les nerfs d'impatience, à attendre que le moteur refroidisse un peu. Hélas à peine avais-je réussi à décoller que j'étais revenu au sol... Comme ça pouvait être affligeant, la vue d'un Breguet stupidement planté, la queue en l'air sur son hélice cassée!... Mais comme Antoine avait su me ramasser adroitement!... Si, dans notre équipe, Mermoz était le plus brillant, Saint-Exupéry le plus intelligent, le solide Guillaumet un "fonceur intrépide" et Reine imbattable d'aisance dans les coups durs, Antoine, lui, par la sagesse de son comportement devant le danger et la précision ravissante de ses manoeuvres, pouvait bien être le plus fin pilote d'entre nous...
j'en étais donc à ces réflexions, lorsque je vis l'avion de Reine virer comme pour me couper la route. Je crus d'abord que mon compagnon s'assoupissait pour quelques secondes, car cela arrivait de temps en temps à cause de la chaleur et de la monotonie des paysages. Je m'écartais donc pour garder mes distances, lorsque l'autre Breguet se mit à balancer les ailes d'une manière significative.
Un instant plus tard, nous étions "plan dans plan" et Marcel me faisait des signes incompréhensibles, mais qui devinrent superflus lorsque je remarquais les fusées de vapeur s'échappant, devant lui, du radiateur. Son moteur était atteint de la maladie du secteur : il chauffait. Mon compagnon me demandait sûrement de ne pas le perdre de vue. j'en éprouvais une exaltation un peu puérile, mais compréhensible car, jusqu'alors, jamais un équipier n'avait eu besoin de moi.
Je regardais le rivage... Il était largement découvert par la marée basse. On pouvait certes y commencer magnifiquement un atterrissage mais, comme on n'avait pas encore inventé les freins, le vent de travers devait logiquement faire se terminer la manoeuvre dans l'eau.
Pendant cinq minutes encore, il ne se passa rien, si ce n'était peut-être, que Reine semblait avoir tendance à voler de plus en plus bas. Comme nous n'étions guère qu'à une demi-heure de Cap Juby, je commençais à penser que nous allions y parvenir sans histoire, lorsque je vis Reine soudainement virer pour s'enfoncer vers l'intérieur des terres! Quand il fit un demi-tour complet, en perdant de l'altitude d'une manière inquiétante, je compris que son moteur n'en pouvait plus. Il me parut évident que mon camarde attendait, depuis un bon moment, la petite baie ouverte face au vent qui rompait maintenant l'uniformité du rivage. Il allait visiblement se poser sur la plage bordant le plus long côté de l'anse.
... Derrière moi une tête déborde du fuselage, une boule de toile bleue fendue d'un regard attentif. Mon interprète a sûrement compris la situation et il scrute déjà le moindre repli de terrain où porrait se cacher l'ennemi.
Cependant, sans trop d'inquiétude, je regarde l'autre avion prendre contact avec un beau sable vierge, sur lequel s'imprime à peine la trace de ses pneus. J'ai l'impression que cette plage est très roulante. Malheureusement, un groupe de chicots rocheux la coupe en son milieu, ne laissant qu'un très étroit passage, dans lequel Reine s'engage en frôlant les vagues...
Ouf! Je respire mieux car mon camarade semble être passé sans dommage... Cela me paraît miraculeux car je puis percevoir maintenant, à l'endroit critique, de vilains cailloux dentelés émergeant du sable.
Le Breguet s'est enfin arrêté et quand il s'est rangé sur la partie haute de la plage, son hélice s'immobilise. Marcel et son passager mettent pied à terre et se précipitent aussitôt pour examiner quelque chose sous l'aile droite. Lorsque j'effectue un passage au ras de leur tête, ils me font signe clairement de les rejoindre.
Je voudrais bien avoir vieilli de cinq minutes, tant j'appréhende ce qui va suivre. C'est probablement moins le risque d'affronter des Maures dissidents que celui de manquer d'adresse qui m'impressionne. A présent que c'est à moi de jouer, le problème de l'atterrissage semble s'être compliqué. Nos biplans ont une queue très voilée; ils continuent à s'orienter face au vent, lorsque l'hélice ne tire plus; Le moindre saut de brise venant de côté pourra m'envoyer à la "patouille"!... Pourtant, mes avantages sur Marcel sont considérables : mon moteur fonctionne bien et j'ai tout le temps d'étudier mon aire de roulement.
... Plus je le regarde, ce terrain, et moins j'ose me poser comme l'autre avion. D'ailleurs, Reine a couru près de l'au, jusqu'aux affleurements rocheux que je redoute; à plusieurs reprises, il me les montre à deux mains en se baissant comme pour invoquer Allah, puis fait ensuite de grands mouvements de bras en croix, d'interdiction.
Je décris une orbe au-dessus de la terre ferme mais, dans cette région, elle est plissée de longs bourrelets sableux, alignés perpendiculairement au vent. Je reviens donc survoler l'anse, dont la branche nord trop incurvée, ne me semble pas offrir d'intérêt. Finalement, je décide d'atterrir où se trouve mon compagnon, mais en ne posant les roues qu'après avoir dépassé les rochers qui coupent le rivage. L'espace dont je vais disposer ne me paraît pas supérieur à trois cent cinquante mètres! Il va me falloir faire très attention et frôler l'autre avion en roulant le plus loin possible de l'eau, là où j'ai quelque chance de me freiner dans du sable mou.
Je me présente donc pour atterrir, en m'efforçant de ne pas regarder la vertigineuse baignoire qui balise l'extrémité de mon aérodrome de poche. De très loin, je m'approche d'un vol hésitant, au ras du sol, en torturant mon moteur de subits emballement et d'aussi brutales fermeture des gaz. Ma machine, presque en perte de vitesse, répond paresseusement aux commandes; elle s'enfonce trop tôt et lourdement, lorsqu'au dessus du dernier rocher, je coupe brusquement l'allumage. Une seconde, j'attends quelque horrible bruit derrière moi, dans l'empennage... mais l'obstacle est passé de justesse. Je n'ai plus qu'à enregistrer le choc sévère de mon Breguet contre le sol meuble, avec la résignation d'un sauteur à la perche s'affalant dans la sciure... Mon dossier, trop penché, m'indique que la "béquille" de queue s'est enfoncée dans le fuselage! Bah! c'est un moindre mal. Le principal c'est que me voici arrêté.
J'admire que mon avion dépasse seulement d'une centaine de mètres le point où Reine a immobilisé le sien. Je suis presque vexé d'avoir encore devant moi un bon tiers de l'espace dont je disposais. Pour être juste, je dois convenir que cet espace est beaucoup plus important que je ne le pensais. Il est difficile d'apprécier les distances dans un décor où aucune hutte, aucun arbre n'offre une notion de dimension.
Abdalla, qui a retrouvé le sol à la voltige, se cramponne en bout d'aile pour me faire virer, difficilement, car l'arrière de mon fuselage n'a plus rien pour l'empêcher de labourer le sable de ses tubes."
C'est le témoignage du plus discret (certainement) des grands pilotes qui ont fait l'Histoire de l'Aviation.
J'ai eu l'occasion dans les précédents sujets de mes "cartes postales" de vous faire partager quelques pages de ce livre sous le titre "AILE DANS AILE AVEC MERMOZ"
Je me propose aujourd'hui de vous offrir quelques pages de plus, une petite histoire dont la grande Histoire de l'Aviation foisonne. Cette fois-ci Henri Delaunay est, je dirais, AILE DANS AILE AVEC MARCEL REINE.
Mais avant tout une présentation succincte de ce grand pilote.
Après près de 24 000 heures de vol,accumulées au cours d'une carrière aéronautique de trente-cinq années, commencée en 1923 et ayant pris fin en 1958, Henri Delaunay s'est trouvé au coeur de la période la plus passionnante, sans doute, de l'Histoire de l'Aviation.
En se consacrant pleinement à une vocation née dans l'atmosphère des précurseurs, Henri Delaunay connait successivement la vie d'escadrille, "l'épopée de la Ligne" comme compagnon de MERMOZ, GUILLAMET, SAINT-EXUPERY..., le réseau d'AIR ORIENT sur les longs courriers allant jusqu'en Indochine, l'Atlantique sud, puis, à la guerre, les missions de bombardement au titre des Forces Aériennes Françaises Libres et de nouveau la Ligne comme commandant de bord à AIR FRANCE.
ARAIGNEE DU SOIR est le témoignage que nous a laissé ce pilote exceptionnel alliant à ses qualités professionnelles celles qu'engendrent les coeurs nobles, modestes et généreux.
Ecrivain à ses heures, Henri DELAUNAY, Commandeur de la Légion d'Honneur et titulaire de nombreuses décorations n'a pas voulu faire son autobiographie. ARAIGNEE DU SOIR est une suite de récits choisis, relatant les plus passionnantes de ses aventures. Dans un style alerte et mieux qu'un exposé, elles témoignent du courage que pouvait avoir un homme d'action à l'époque où l'aviaton, loin encore d'assurer la sécurité actuelle, était ponctuée par les coups durs...
AILE DANS AILE AVEC MARCEL REINE.
Henri Delaunay raconte :
"Plat, dénudé, le Rio de Oro semblait installé pour l'éternité sur notre gauche. Seul le rivage rectiligne que nous suivions courait à notre rencontre.
Il faisait chaud, le soleil était déjà haut dans le ciel sans nuage dont l'habituel azur se trouvait un peu terni par une brume de poussière qui stagnait très haut. Il était dix heures du matin, le brouillard n'était plus à craindre, mais à mesure que nous avancions vers le sud s'épaississait un voile d'humidité qui renforçait l'aspect ingrat du décor.
Pour profiter de la fraîcheur toute relative de la mer, et aussi des alizés qui, en principe, auraient dû nous pousser, nous volions bas à une trentaine de mètres de l'eau bleue. Celle-ci était piquetée de petites languettes blanches soulevées par une bonne brise soufflant du large...
Me précédant d'un kilomètre, Marcel Reine suivait la plage. C'était naturellement lui qui avait le courrier. Je ne transportais, moi, en plus de mon interprète, que plusieurs cageots de bouteilles, des sacs de légumes, un colis de pains et une demi-douzaine de poulets vivants.
Transpirant une vapeur d'huile qui engluait mon pare-brise et me contraignait, de temps en temps, à essuyer mes lunettes, mon "Trois cents Renault" tournait à peu près rond. Il y avait heureusement, trois heures et demie que nous avions quitté Agadir; nous venions de longer une dune coupée d'un lit de rivière à sec qui me servait de repère, et je savais n'avoir plus que quarante minutes à bouillir dans ma sueur pour parvenir au but.
C'était la première fois que je faisais équipe avec Marcel Reine, dont l'ancienneté dans le métier m'impressionnait. Il y avait, en effet, près de deux ans qu'il luttait sur ce secteur avec autant de brio que de simplicité. Quelques-unes de ses aventures devenaient légendaires dans notre étroit milieu d'aviateurs africains, auxquels les journalistes commençaient à s'intéresser. Doté d'un accent faubourien du plus pur premier arrondissement; génial dans l'art de mettre en évidence, et de fournir le côté comique des choses, Marcel avait une talentueuse gouaille de camelot, émaillée de trouvailles et exempte de vulgarité gratuite. Il incarnait parfaitement le personnage de "Titi" parisien.
...Je pensais à tout cela en surveillant machinalement l'autre avion. dans la monotonie des vols sans histoire, et sans que l'on sache pourquoi, s'imposent des idées aux-quelles on ne s'arrêterait pas en toute autre circonstance... des réflexions incontrôlables, comme des rêves, accrochées aux vibrations du moteur aussi intimement que son ronronnement.
... J'avais eu, au fond, assez de veine pendant ces six derniers mois. Quoique pétaradant et fiévreux, les vieux Renault m'avaient tout de même remarquablement suspendu, une dizaine d'heures par semaine, au dessus de la dissidence... la série heureuse allait-elle prendre fin? Huit jours plus tôt, un moulin m'a trahi. A force de le regarder vibrer et perdre des tours, je m'étais retrouvé lancé, brinquebalant sur un morceau de désert que le travail du vent et la présence de grosses touffes d'alfa avaient hérissé de dangereuses petites buttes. Mon avion s'était enfin immobilisé sans d'autre dommage qu'un peu de toile arrachée au bout d'une aile. Pendant qu'Antoine avait décrit des orbes au-dessus de moi, je m'étais usé les nerfs d'impatience, à attendre que le moteur refroidisse un peu. Hélas à peine avais-je réussi à décoller que j'étais revenu au sol... Comme ça pouvait être affligeant, la vue d'un Breguet stupidement planté, la queue en l'air sur son hélice cassée!... Mais comme Antoine avait su me ramasser adroitement!... Si, dans notre équipe, Mermoz était le plus brillant, Saint-Exupéry le plus intelligent, le solide Guillaumet un "fonceur intrépide" et Reine imbattable d'aisance dans les coups durs, Antoine, lui, par la sagesse de son comportement devant le danger et la précision ravissante de ses manoeuvres, pouvait bien être le plus fin pilote d'entre nous...
j'en étais donc à ces réflexions, lorsque je vis l'avion de Reine virer comme pour me couper la route. Je crus d'abord que mon compagnon s'assoupissait pour quelques secondes, car cela arrivait de temps en temps à cause de la chaleur et de la monotonie des paysages. Je m'écartais donc pour garder mes distances, lorsque l'autre Breguet se mit à balancer les ailes d'une manière significative.
Un instant plus tard, nous étions "plan dans plan" et Marcel me faisait des signes incompréhensibles, mais qui devinrent superflus lorsque je remarquais les fusées de vapeur s'échappant, devant lui, du radiateur. Son moteur était atteint de la maladie du secteur : il chauffait. Mon compagnon me demandait sûrement de ne pas le perdre de vue. j'en éprouvais une exaltation un peu puérile, mais compréhensible car, jusqu'alors, jamais un équipier n'avait eu besoin de moi.
Je regardais le rivage... Il était largement découvert par la marée basse. On pouvait certes y commencer magnifiquement un atterrissage mais, comme on n'avait pas encore inventé les freins, le vent de travers devait logiquement faire se terminer la manoeuvre dans l'eau.
Pendant cinq minutes encore, il ne se passa rien, si ce n'était peut-être, que Reine semblait avoir tendance à voler de plus en plus bas. Comme nous n'étions guère qu'à une demi-heure de Cap Juby, je commençais à penser que nous allions y parvenir sans histoire, lorsque je vis Reine soudainement virer pour s'enfoncer vers l'intérieur des terres! Quand il fit un demi-tour complet, en perdant de l'altitude d'une manière inquiétante, je compris que son moteur n'en pouvait plus. Il me parut évident que mon camarde attendait, depuis un bon moment, la petite baie ouverte face au vent qui rompait maintenant l'uniformité du rivage. Il allait visiblement se poser sur la plage bordant le plus long côté de l'anse.
... Derrière moi une tête déborde du fuselage, une boule de toile bleue fendue d'un regard attentif. Mon interprète a sûrement compris la situation et il scrute déjà le moindre repli de terrain où porrait se cacher l'ennemi.
Cependant, sans trop d'inquiétude, je regarde l'autre avion prendre contact avec un beau sable vierge, sur lequel s'imprime à peine la trace de ses pneus. J'ai l'impression que cette plage est très roulante. Malheureusement, un groupe de chicots rocheux la coupe en son milieu, ne laissant qu'un très étroit passage, dans lequel Reine s'engage en frôlant les vagues...
Ouf! Je respire mieux car mon camarade semble être passé sans dommage... Cela me paraît miraculeux car je puis percevoir maintenant, à l'endroit critique, de vilains cailloux dentelés émergeant du sable.
Le Breguet s'est enfin arrêté et quand il s'est rangé sur la partie haute de la plage, son hélice s'immobilise. Marcel et son passager mettent pied à terre et se précipitent aussitôt pour examiner quelque chose sous l'aile droite. Lorsque j'effectue un passage au ras de leur tête, ils me font signe clairement de les rejoindre.
Je voudrais bien avoir vieilli de cinq minutes, tant j'appréhende ce qui va suivre. C'est probablement moins le risque d'affronter des Maures dissidents que celui de manquer d'adresse qui m'impressionne. A présent que c'est à moi de jouer, le problème de l'atterrissage semble s'être compliqué. Nos biplans ont une queue très voilée; ils continuent à s'orienter face au vent, lorsque l'hélice ne tire plus; Le moindre saut de brise venant de côté pourra m'envoyer à la "patouille"!... Pourtant, mes avantages sur Marcel sont considérables : mon moteur fonctionne bien et j'ai tout le temps d'étudier mon aire de roulement.
... Plus je le regarde, ce terrain, et moins j'ose me poser comme l'autre avion. D'ailleurs, Reine a couru près de l'au, jusqu'aux affleurements rocheux que je redoute; à plusieurs reprises, il me les montre à deux mains en se baissant comme pour invoquer Allah, puis fait ensuite de grands mouvements de bras en croix, d'interdiction.
Je décris une orbe au-dessus de la terre ferme mais, dans cette région, elle est plissée de longs bourrelets sableux, alignés perpendiculairement au vent. Je reviens donc survoler l'anse, dont la branche nord trop incurvée, ne me semble pas offrir d'intérêt. Finalement, je décide d'atterrir où se trouve mon compagnon, mais en ne posant les roues qu'après avoir dépassé les rochers qui coupent le rivage. L'espace dont je vais disposer ne me paraît pas supérieur à trois cent cinquante mètres! Il va me falloir faire très attention et frôler l'autre avion en roulant le plus loin possible de l'eau, là où j'ai quelque chance de me freiner dans du sable mou.
Je me présente donc pour atterrir, en m'efforçant de ne pas regarder la vertigineuse baignoire qui balise l'extrémité de mon aérodrome de poche. De très loin, je m'approche d'un vol hésitant, au ras du sol, en torturant mon moteur de subits emballement et d'aussi brutales fermeture des gaz. Ma machine, presque en perte de vitesse, répond paresseusement aux commandes; elle s'enfonce trop tôt et lourdement, lorsqu'au dessus du dernier rocher, je coupe brusquement l'allumage. Une seconde, j'attends quelque horrible bruit derrière moi, dans l'empennage... mais l'obstacle est passé de justesse. Je n'ai plus qu'à enregistrer le choc sévère de mon Breguet contre le sol meuble, avec la résignation d'un sauteur à la perche s'affalant dans la sciure... Mon dossier, trop penché, m'indique que la "béquille" de queue s'est enfoncée dans le fuselage! Bah! c'est un moindre mal. Le principal c'est que me voici arrêté.
J'admire que mon avion dépasse seulement d'une centaine de mètres le point où Reine a immobilisé le sien. Je suis presque vexé d'avoir encore devant moi un bon tiers de l'espace dont je disposais. Pour être juste, je dois convenir que cet espace est beaucoup plus important que je ne le pensais. Il est difficile d'apprécier les distances dans un décor où aucune hutte, aucun arbre n'offre une notion de dimension.
Abdalla, qui a retrouvé le sol à la voltige, se cramponne en bout d'aile pour me faire virer, difficilement, car l'arrière de mon fuselage n'a plus rien pour l'empêcher de labourer le sable de ses tubes."
"J'ai fait la course sur la terrasse avec une fourmi et j'ai été battu. Alors je me suis assis au soleil et j'ai pensé aux esclaves milliardaires de Wall Sreet." Christian BOBIN - L'homme-joie.