01-08-2014, 17:29
Extrait du Chapitre V du livre « ARAIGNEE DU SOIR » d’Henri DELAUNAY pilote de l’Aéropostale… entre autre.
Suite.
3ème partie : Cap Juby – Casablanca
Henri Delaunay écrit :
« J’avais tout de même pu dormir quatre heures et le moral était meilleur. Il faisait déjà suffisamment clair pour que l’eau et le sable nous entourent jusqu’aux horizons, mais l’ardeur du soleil ne se manifestait encore que par l’embrasement, à l’est, d’un fin lambeau de cirrus. Il n’y avait pas de vent, pas d’embruns ni de poussière, mais pourtant, un léger voile d’humidité…
Je venais de serrer la main des heureux Guillaumet et Riguelle, qui engloutissaient des tartines avant de se recoucher. Là-bas, les moteurs tournaient déjà depuis cinq minutes et Saint-Exupéry me faisait signe d’accourir. Je m’étais mis en retard à cause de Kiki, que j’avais dû rattraper et enfermer pour qu’il ne saute pas, au dernier moment, dans un fuselage.
Tandis que nous escaladions hâtivement les bosses sablonneuses qui nous séparaient des avions, Hamed le vieil interprète maure, qui allait m’accompagner dans ce voyage, me rassurait.
- T’en fait pas l’brouillard. Ti suis Marmouss qui connaît bien.
Marmouss, c’était Mermoz, l’homme sûr de son affaire ; celui avec lequel (je le devinais) Hamed aurait préféré voler.
A voir cet indigène au rude visage barbu et basané, vêtu d’un voile bleu, le poignard au côté, on avait du mal à se l’imaginer, balayant les rues de Lyon pendant la guerre 14-18. Et pourtant, c’était bien à cause de cela qu’il parlait un peu le français maintenant. Revenu à son désert avec joie, pour rien au monde il n’aurait voulu recommencer cette expérience. Il avait gardé de son passage chez les civilisés le souvenir d’une honteuse aventure dont le patient Saint-Exupéry, lui-même, n’arrivait pas à lui faire préciser les détails. Au reste, je savais Hamed loyal et, comme ses collègues prêt à se faire tuer pour nous.
- Eh bien ! grouillez vous, les bougies s’encrassent, nous criait Toto, désagréablement impressionné par le bruit de casseroles du vieux trois cent Renault qui allait essayer de nous tirer.
C’était l’avion venu de Dakar avec Guillaumet, qui m’emmenait à Casablanca. Mon camarade m’avait mis en garde contre les « remontées d’huile » de son moteur particulièrement poussif. Quant à l’appareil, il ne pouvait être que plus ou moins « veau » ; on n’avait pas l’habitude de s’en soucier beaucoup. Henri m’aurait, tout au plus, parlé de son indicateur de vitesse, s’il avait été anormal, c'est-à-dire s’il avait fonctionné.
Les sacs postaux étaient confiés, comme toujours, au moteur et au pilote les plus sûrs. Nul n’aurait songé à transgresser ce principe, et pas même mon généreux équipier Mermoz.
Il ne restait plus de celui-ci qu’une tête bardée de cuir et barrée de lunettes, émergeant d’un fuselage ; pourtant, on l’aurait encore reconnu entre mille, par un « je ne sais quoi » d’énergique et d’aristocratique que ce sacré gars transpirait par tous les pores en n’importe quelle circonstance. Après m’avoir crié un reproche d’impatience, son bras fit signe aux mécaniciens, non pas d’enlever les cales, mais de pousser aux ailes pour dégager son avion dont les pneus étaient enfoncés, de toute leur épaisseur, dans le sable.
Inutile de dire que Hamed et moi, nous fûmes bien vite installés dans notre Breguet. A l’école du grand Patron, dont il reprenait instinctivement, dans le métier, les manières, Mermoz, aussitôt qu’un moteur tournait, n’existait plus que pour le courrier. Son excitation était communicative ; à son contact, il était impossible de considérer un sac postal immobile autrement que comme un cœur arrêté.
Bref, moins de deux minutes plus tard, nous étions en l’air et, après tout de même un lâche petit coup d’œil de regret sur le fortin espagnol, je commençais à grignoter derrière mon ainé la sempiternelle brise du rivage… Si la mécanique tenait, si les bougies, en se décrassant, calmaient les habituelles vibrations du départ, si le brouillard ne nous jouait pas de tours, alors, dans quatre heures nous toucherions enfin Agadir. Jusque là, n’existerait pas l’ombre d’un indigène sympathisant, pas le moindre village, sinon Tiznit, juste avant l’arrivée.
Lorsqu’il eut atteint une cinquantaine de mètres d’altitude, Mermoz stoppa sa montée et je fis naturellement comme lui. Nous avions trois raisons pour rester à basse altitude : économiser nos moteurs, conserver le maximum de vitesse, et surtout être prêts à attaquer la brume par en dessous, afin d’éviter le plus grand des dangers en cas de panne, c'est-à-dire le retour vers un sol invisible.
Le désert, comme toujours, semblait parfaitement désert, mais je savais que cet aspect était trompeur. Les générations spontanées d’hommes et de mouches dans ces étendues désolées de Mauritanie ont toujours frappé l’aviateur contraint d’y atterrir ; les récits de certains camarades m’avaient déjà édifié là-dessus.
C’est dans cet état d’esprit assez pessimiste que, plus d’une heure après le départ, je dus accueillir les premières manifestations du phénomène que je redoutais tant !
… J’ai d’abord comme une imperceptible buée sur mes lunettes. Je les enlève, et c’est pour constater avec certitude que la visibilité diminue. Le soleil est maintenant bien levé mais, à moins d’un kilomètre, les choses commencent à s’estomper derrière une gaze éblouissante. Le Breguet de mon compagnon paraît plus lointain et, tandis que je « mets de la gomme » pour m’en rapprocher, nous sommes obligés de descendre tous les deux pour mieux y voir. « Pourvu que la densité de ce brouillard n’augment pas au point de le faire descendre jusqu’au sol ! »
80 mètres… 60… 40… Et il me faut encore perdre de l’altitude. Dans un halo sur ma droite, le soleil prend doucement un aspect « lunaire ». Bientôt, moins de cinq cents mètres me séparent de l’autre appareil, et j’ai l’impression à tout instant que je vais le perdre de vue. Le moment vient rapidement où nous ne pouvons plus descendre et où nous nous retrouvons rasant l’écume du rivage.
La crasse s’épaissit. Du gris s’installe autour de moi. Le soleil a complètement disparu. Je dois coller l’autre avion à moins de deux cents mètres ; malgré cela mon compagnon disparaît de plus en plus souvent, et seuls des remous m’indiquent alors que je suis dans son sillage…
Ca ne peut s’éterniser ainsi.
En effet, sur un « coup de tabac », dont la violence m’indique que je suis trop près de mon camarade, j’ai le temps d’un éclair, l’impression que mon aile va toucher l’eau ! Quelque chose s’est glacé en moi qui ne rappelle aucunement le sang froid. J’ai brusquement mis « plein tube » en tirant le manche, et je suis instantanément absorbé par un bouchon d’ouate très épais. Dix secondes peu glorieuses s’en suivent, pendant lesquelles mon ange gardien, dégouté, m’abandonne à tout un échantillonnage de réflexes extrêmement variés. Le dernier de celui-ci (véritable miracle !) fait tout à coup défiler une lisse surface de plage à proximité de mes roues ! La tentation de couper le moteur est trop forte pour que j’y résiste ; d’ailleurs un sable agréablement dur rabote déjà les pneus. Je ne me suis même pas senti atterrir !
… Et mes roues, libres de tout frein, bien graissées, roulent, roulent… tandis que je vois juste assez pour éviter les lames tranquilles qui courent sur ma gauche… Et je continue à rouler sans que surgisse, de la brume, le moindre rocher, le moindre obstacle, qu’au point où j’en suis, « j’encadrerais » philosophiquement. Enfin mon avion effectue ses derniers mètres, puis s’arrête lentement… Du rideau tendu devant moi, ne pourrait soudain plus surgir désagréablement que des Maures.
Ouf ! C’est quand même une détente que de changer d’appréhension. Je respire mieux mais suis un peu déconcerté. Imaginez que, moins de dix minutes après vous être propulsé dans la chaleur et la lumière, vous vous retrouveriez prisonnier d’un tout petit bout de froid rivage enveloppé de vapeur…
La plage est à peine en pente et bordée de la blondeur spectrale des dunes. Le tout est estompé par une atmosphère glauque, un éclairage de grotte.
Les premiers instants où mes pieds trouvèrent la terre ferme auraient quand même dû être presque agréables, après ce que je venais d’éprouver… le brusque silence de mon moteur faisait ressortir le doux clapotis des petite vagues devenues attrayantes depuis qu’elles ne faisaient plus du 120 à l’heure dans notre direction, malheureusement, Hamed avait touché terre avant moi et m’engueulait comme un Ali-Baba dont on aurais pris le harem pour aérodrome. Dans sa diatribe émaillée de mots français, je démêlais, en gros, que s’il avait trouvé très normal la gymnastique effectuée à l’aveuglette derrière l’autre avion, le fait d’avoir atterri là, lui paraissait impardonnable et lourd de risques. Impérativement, il m’engageait à remonter dans l’avion, et voulait relancer l’hélice. Tout ceci avec des retenues dans les éclats de vois, des regards inquiets autour de lui.
Evidemment, si les indigènes étaient dans les parages, ils auraient perçu l’arrêt de notre moteur… Je pensais au sort de mes pauvres camarades Gourp et Erable. Je regardais la dune dont on ne voyait que la crête mais que de maigres épineux ourlaient de silhouettes inquiétantes…
C’était trop bête ! Il fallait s’éloigner au plus vite de notre machine facile à repérer, ne revenir que pour décoller, lorsque le brouillard serait dissipé. Je commençais à expliquer la chose à mon irascible passager, lorsque subitement, ma langue et mes poumons s’immobilisèrent !
… Le grondement ami du moteur de Mermoz se faisait entendre ! s’amplifiait de seconde en seconde, juste au dessus de nous, mais suffisamment haut pour que je me représente mon équipier dominant le matelas de vapeur qui nous écrasait.
- La même chose Marmouss. Ti monte,ti monte… Foutes ton cul dans l’avion. J’ti torne l’hélice to d’souite.
Non, je ne pouvais recommencer les folles acrobaties qui avaient abouti à l’atterrissage… Pourtant, le bruit de ce moteur s’éloignant déjà me désespérait et m’intriguait à la fois, car Mermoz semblait repartir vers le Cap Juby ? Avait-il fait demi tour, en ayant constaté que je ne le suivais plus ? C’était très probable et cela m’indiquait que notre banc de brouillard ne s’étendait pas très loin au nord.
J’étais figé d’impuissance et peut-être de honte. Hamed s’était tu ; désespérant de me convaincre, il feignait la résignation. Il s’assit un moment, sur la partie haute de la plage puis finit par se relever et, marquant des arrêts pour tendre l’oreille, il commença à escalader les dunes. Le brouillard l’absorba rapidement.
Je comprenais mon brave Hamed. Ce n’était pas évidemment mes références, ni mes vingt-quatre ans, qui pouvaient lui en imposer. Je savais qu’il n’avait pas tellement à redouter pour lui-même si nous étions « cueillis » par ses compatriotes, mais qu’il mettait tout son honneur de patriarche dans ma sauvegarde. J’allais le rejoindre, quand un nouveau bruit de moteur, venant de très bas cette fois et de la direction de Juby, m’immobilisa !...
Avant que mon compagnon fût revenu en courant, débouchant en rase-flots de la brume, un fantôme d’avion vrombissant se précisa une seconde, devint immense, puis disparut aussi vite, en une brusque montée.
… Mermoz venait de recommencer méthodiquement notre équipée de tout à l’heure ! A présent qu’il nous avait retrouvés, il s’efforçait, au dessus de nous, de sortir du brouillard à l’aveuglette.
C’était donc vraiment normal de monter là-dedans sans rien voir ?!... Comment continuer à attendre passivement sous cet électrisant ronflement ! J’étais soudain aussi décidé à décoller que mon compagnon.
La chance était avec nous ; à la troisième traction sur l’hélice d’un Hamed survolté par l’idée du départ, notre Renault se remit à faire du vent. Sans plus attendre, mon interprète s’accrochait à l’aile pour me faire pivoter face au sud, et je me trouvais, presque trop rapidement, prêt à décoller sur la piste de plage sûrement sans obstacles !
Je savais commettre une folie en me lançant ainsi, mais je ne pouvais plus me résigner à l’immobilité ! Ma vanité de débutant me regardait faire. J’étais dans l’état d’esprit d’un homme tenant un « banco », les poches vides, pour épater une « ravissante ».
… C’est fait ! J’ai ouvert les gaz, mais je n’ai guère l’impression de prendre de la vitesse ; l’écran de brume est toujours à la même distance devant moi. Sous mes roues, l’uniforme tapis de la plage devient à peine plus flou. J’écarquille les yeux désespérément, mais seul le ressac précipite son écume au-devant de mon aile droite. J’ai l’impression que mon moteur « n’arrache pas », mais je pense aussi, bientôt, qu’il serait temps de tirer sur le manche. Cependant, à la crainte de freiner prématurément ma machine, s’ajoute peut-être un peu trop celle d’abandonner ces dernières choses qui me sont perceptibles du sol… Soudain, je réalise que mes pneus se sont d’eux-mêmes séparé du sable ! Presque en même temps, sans savoir si c’est parce que je vire, la ligne de lames passe sous mes roues et s’infléchit brusquement à gauche…
Là s’arrête la partie racontable de mon équipée. Je suis passé par tant d’impressions différentes au cours de cette première ascension sans visibilité, que, pour en préciser les détails, il me faudrait forcément la romancer. Mon compte-tours passait de 1650 pendant les montées à 2200 dans les piqués ; l’instinct de conservation aidant, je compris vite que cet instrument aurait pu me renseigner énormément sur ma position, si j’avais été plus expérimenté. M’accrochant de mon mieux à ses indications, pour conserver mon assiette, j’interrogeais aussi mes fesses dont j’avais, si j’ose dire, mobilisé le centre nerveux. Tout cela n’empêchait pas que, par moments, je me sentais désagréablement allégé ; je devais alors, de toutes mes forces, me cramponner au secteur de la manette des gaz et au manche. J’avais oublié de boucler ma ceinture de siège et cela n’arrangeait rien.
Au bout de cinq ou dix minutes de cet exercice (je n’aurait su dire) ma prison de brume était toujours aussi sombre. Lorsque je pris le temps d’interroger l’altimètre qui virevoltait au bout de la ficelle que j’avais autour du cou, je fus atterré !... Cet instrument me situait presque au sol ! Etais-je parti pour m’écraser sur le sable, ou, au contraire, pour un plongeon très au large de la côte ! Le fait d’avoir oublié de remettre mon altimètre à zéro avant de partir, me rassurait et m’inquiétait à la fois… Je décidais subitement de ne plus me soucier de mon équilibre latéral, ni du gouvernail de direction, pour ne m’occuper exclusivement que du régime moteur. Je bloquais donc mon palonnier, bien au milieu de sa course, en le coinçant des talons.
Hélas l’instant d’après, une glissade faisait vibrer les haubans, le vent de côté m’arrachait presque les lunettes, et je n’aurais pu garder le palonnier absolument immobile… Si j’avais eu le temps de me le demander, je n’aurais su pourquoi je « mettais » du manche à droite plutôt qu’à gauche, ou du pied à gauche plutôt qu’à l’opposé ? Mon moteur, heureusement, tournait assez rond, mais je le sentais chauffer terriblement, à force d’être malmené plein gaz. Cependant les écarts de vitesses de rotation diminuaient depuis que j’économisais mes mouvements de pieds. Lorsque j’osais regarder de nouveau mon altimètre, je fus agréablement surpris de voir son aiguille plus près de cent mètres que de cinquante. Cela me redonna confiance et pondéra mes réactions. Je me permis même le luxe de refermer un peu la manette des gaz.
Quand l’épaisse vapeur, autour de moi, commença à blanchir, je compris que j’allais gagner !... En une apothéose que je n’oublierai jamais, j’émergeais enfin dans un ciel d’azur, au-dessus d’un océan de crème neigeuse. Au mât de cocagne de l’audace, j’avais même gagné un soleil tout neuf qui me conseillait de virer, car je faisais cap vers l’est. Au bout de quelques minutes, Hamed me tapait sur l’épaule en me désignant quelque chose devant moi ; au comble de l’enthousiasme, je pus distinguer l’escarbille noire que faisait l’avion de Mermoz dans toute cette lumière. Un quart d’heure après, nous arrivons à l’extrémité du banc de brouillard et recommencions, comme s’il ne s’était rien passé, à grignoter la côte monotone.
Jamais on n’eut vent, à Toulouse, de cet atterrissage hors programme, et je rends grâce, là encore, à mon précieux équipier. Le Patron avait beaucoup moins tendance à admirer ces sortes d’équipées qu’à les classer dans les inutiles batifolages.
Fin
Suite.
3ème partie : Cap Juby – Casablanca
Henri Delaunay écrit :
« J’avais tout de même pu dormir quatre heures et le moral était meilleur. Il faisait déjà suffisamment clair pour que l’eau et le sable nous entourent jusqu’aux horizons, mais l’ardeur du soleil ne se manifestait encore que par l’embrasement, à l’est, d’un fin lambeau de cirrus. Il n’y avait pas de vent, pas d’embruns ni de poussière, mais pourtant, un léger voile d’humidité…
Je venais de serrer la main des heureux Guillaumet et Riguelle, qui engloutissaient des tartines avant de se recoucher. Là-bas, les moteurs tournaient déjà depuis cinq minutes et Saint-Exupéry me faisait signe d’accourir. Je m’étais mis en retard à cause de Kiki, que j’avais dû rattraper et enfermer pour qu’il ne saute pas, au dernier moment, dans un fuselage.
Tandis que nous escaladions hâtivement les bosses sablonneuses qui nous séparaient des avions, Hamed le vieil interprète maure, qui allait m’accompagner dans ce voyage, me rassurait.
- T’en fait pas l’brouillard. Ti suis Marmouss qui connaît bien.
Marmouss, c’était Mermoz, l’homme sûr de son affaire ; celui avec lequel (je le devinais) Hamed aurait préféré voler.
A voir cet indigène au rude visage barbu et basané, vêtu d’un voile bleu, le poignard au côté, on avait du mal à se l’imaginer, balayant les rues de Lyon pendant la guerre 14-18. Et pourtant, c’était bien à cause de cela qu’il parlait un peu le français maintenant. Revenu à son désert avec joie, pour rien au monde il n’aurait voulu recommencer cette expérience. Il avait gardé de son passage chez les civilisés le souvenir d’une honteuse aventure dont le patient Saint-Exupéry, lui-même, n’arrivait pas à lui faire préciser les détails. Au reste, je savais Hamed loyal et, comme ses collègues prêt à se faire tuer pour nous.
- Eh bien ! grouillez vous, les bougies s’encrassent, nous criait Toto, désagréablement impressionné par le bruit de casseroles du vieux trois cent Renault qui allait essayer de nous tirer.
C’était l’avion venu de Dakar avec Guillaumet, qui m’emmenait à Casablanca. Mon camarade m’avait mis en garde contre les « remontées d’huile » de son moteur particulièrement poussif. Quant à l’appareil, il ne pouvait être que plus ou moins « veau » ; on n’avait pas l’habitude de s’en soucier beaucoup. Henri m’aurait, tout au plus, parlé de son indicateur de vitesse, s’il avait été anormal, c'est-à-dire s’il avait fonctionné.
Les sacs postaux étaient confiés, comme toujours, au moteur et au pilote les plus sûrs. Nul n’aurait songé à transgresser ce principe, et pas même mon généreux équipier Mermoz.
Il ne restait plus de celui-ci qu’une tête bardée de cuir et barrée de lunettes, émergeant d’un fuselage ; pourtant, on l’aurait encore reconnu entre mille, par un « je ne sais quoi » d’énergique et d’aristocratique que ce sacré gars transpirait par tous les pores en n’importe quelle circonstance. Après m’avoir crié un reproche d’impatience, son bras fit signe aux mécaniciens, non pas d’enlever les cales, mais de pousser aux ailes pour dégager son avion dont les pneus étaient enfoncés, de toute leur épaisseur, dans le sable.
Inutile de dire que Hamed et moi, nous fûmes bien vite installés dans notre Breguet. A l’école du grand Patron, dont il reprenait instinctivement, dans le métier, les manières, Mermoz, aussitôt qu’un moteur tournait, n’existait plus que pour le courrier. Son excitation était communicative ; à son contact, il était impossible de considérer un sac postal immobile autrement que comme un cœur arrêté.
Bref, moins de deux minutes plus tard, nous étions en l’air et, après tout de même un lâche petit coup d’œil de regret sur le fortin espagnol, je commençais à grignoter derrière mon ainé la sempiternelle brise du rivage… Si la mécanique tenait, si les bougies, en se décrassant, calmaient les habituelles vibrations du départ, si le brouillard ne nous jouait pas de tours, alors, dans quatre heures nous toucherions enfin Agadir. Jusque là, n’existerait pas l’ombre d’un indigène sympathisant, pas le moindre village, sinon Tiznit, juste avant l’arrivée.
Lorsqu’il eut atteint une cinquantaine de mètres d’altitude, Mermoz stoppa sa montée et je fis naturellement comme lui. Nous avions trois raisons pour rester à basse altitude : économiser nos moteurs, conserver le maximum de vitesse, et surtout être prêts à attaquer la brume par en dessous, afin d’éviter le plus grand des dangers en cas de panne, c'est-à-dire le retour vers un sol invisible.
Le désert, comme toujours, semblait parfaitement désert, mais je savais que cet aspect était trompeur. Les générations spontanées d’hommes et de mouches dans ces étendues désolées de Mauritanie ont toujours frappé l’aviateur contraint d’y atterrir ; les récits de certains camarades m’avaient déjà édifié là-dessus.
C’est dans cet état d’esprit assez pessimiste que, plus d’une heure après le départ, je dus accueillir les premières manifestations du phénomène que je redoutais tant !
… J’ai d’abord comme une imperceptible buée sur mes lunettes. Je les enlève, et c’est pour constater avec certitude que la visibilité diminue. Le soleil est maintenant bien levé mais, à moins d’un kilomètre, les choses commencent à s’estomper derrière une gaze éblouissante. Le Breguet de mon compagnon paraît plus lointain et, tandis que je « mets de la gomme » pour m’en rapprocher, nous sommes obligés de descendre tous les deux pour mieux y voir. « Pourvu que la densité de ce brouillard n’augment pas au point de le faire descendre jusqu’au sol ! »
80 mètres… 60… 40… Et il me faut encore perdre de l’altitude. Dans un halo sur ma droite, le soleil prend doucement un aspect « lunaire ». Bientôt, moins de cinq cents mètres me séparent de l’autre appareil, et j’ai l’impression à tout instant que je vais le perdre de vue. Le moment vient rapidement où nous ne pouvons plus descendre et où nous nous retrouvons rasant l’écume du rivage.
La crasse s’épaissit. Du gris s’installe autour de moi. Le soleil a complètement disparu. Je dois coller l’autre avion à moins de deux cents mètres ; malgré cela mon compagnon disparaît de plus en plus souvent, et seuls des remous m’indiquent alors que je suis dans son sillage…
Ca ne peut s’éterniser ainsi.
En effet, sur un « coup de tabac », dont la violence m’indique que je suis trop près de mon camarade, j’ai le temps d’un éclair, l’impression que mon aile va toucher l’eau ! Quelque chose s’est glacé en moi qui ne rappelle aucunement le sang froid. J’ai brusquement mis « plein tube » en tirant le manche, et je suis instantanément absorbé par un bouchon d’ouate très épais. Dix secondes peu glorieuses s’en suivent, pendant lesquelles mon ange gardien, dégouté, m’abandonne à tout un échantillonnage de réflexes extrêmement variés. Le dernier de celui-ci (véritable miracle !) fait tout à coup défiler une lisse surface de plage à proximité de mes roues ! La tentation de couper le moteur est trop forte pour que j’y résiste ; d’ailleurs un sable agréablement dur rabote déjà les pneus. Je ne me suis même pas senti atterrir !
… Et mes roues, libres de tout frein, bien graissées, roulent, roulent… tandis que je vois juste assez pour éviter les lames tranquilles qui courent sur ma gauche… Et je continue à rouler sans que surgisse, de la brume, le moindre rocher, le moindre obstacle, qu’au point où j’en suis, « j’encadrerais » philosophiquement. Enfin mon avion effectue ses derniers mètres, puis s’arrête lentement… Du rideau tendu devant moi, ne pourrait soudain plus surgir désagréablement que des Maures.
Ouf ! C’est quand même une détente que de changer d’appréhension. Je respire mieux mais suis un peu déconcerté. Imaginez que, moins de dix minutes après vous être propulsé dans la chaleur et la lumière, vous vous retrouveriez prisonnier d’un tout petit bout de froid rivage enveloppé de vapeur…
La plage est à peine en pente et bordée de la blondeur spectrale des dunes. Le tout est estompé par une atmosphère glauque, un éclairage de grotte.
Les premiers instants où mes pieds trouvèrent la terre ferme auraient quand même dû être presque agréables, après ce que je venais d’éprouver… le brusque silence de mon moteur faisait ressortir le doux clapotis des petite vagues devenues attrayantes depuis qu’elles ne faisaient plus du 120 à l’heure dans notre direction, malheureusement, Hamed avait touché terre avant moi et m’engueulait comme un Ali-Baba dont on aurais pris le harem pour aérodrome. Dans sa diatribe émaillée de mots français, je démêlais, en gros, que s’il avait trouvé très normal la gymnastique effectuée à l’aveuglette derrière l’autre avion, le fait d’avoir atterri là, lui paraissait impardonnable et lourd de risques. Impérativement, il m’engageait à remonter dans l’avion, et voulait relancer l’hélice. Tout ceci avec des retenues dans les éclats de vois, des regards inquiets autour de lui.
Evidemment, si les indigènes étaient dans les parages, ils auraient perçu l’arrêt de notre moteur… Je pensais au sort de mes pauvres camarades Gourp et Erable. Je regardais la dune dont on ne voyait que la crête mais que de maigres épineux ourlaient de silhouettes inquiétantes…
C’était trop bête ! Il fallait s’éloigner au plus vite de notre machine facile à repérer, ne revenir que pour décoller, lorsque le brouillard serait dissipé. Je commençais à expliquer la chose à mon irascible passager, lorsque subitement, ma langue et mes poumons s’immobilisèrent !
… Le grondement ami du moteur de Mermoz se faisait entendre ! s’amplifiait de seconde en seconde, juste au dessus de nous, mais suffisamment haut pour que je me représente mon équipier dominant le matelas de vapeur qui nous écrasait.
- La même chose Marmouss. Ti monte,ti monte… Foutes ton cul dans l’avion. J’ti torne l’hélice to d’souite.
Non, je ne pouvais recommencer les folles acrobaties qui avaient abouti à l’atterrissage… Pourtant, le bruit de ce moteur s’éloignant déjà me désespérait et m’intriguait à la fois, car Mermoz semblait repartir vers le Cap Juby ? Avait-il fait demi tour, en ayant constaté que je ne le suivais plus ? C’était très probable et cela m’indiquait que notre banc de brouillard ne s’étendait pas très loin au nord.
J’étais figé d’impuissance et peut-être de honte. Hamed s’était tu ; désespérant de me convaincre, il feignait la résignation. Il s’assit un moment, sur la partie haute de la plage puis finit par se relever et, marquant des arrêts pour tendre l’oreille, il commença à escalader les dunes. Le brouillard l’absorba rapidement.
Je comprenais mon brave Hamed. Ce n’était pas évidemment mes références, ni mes vingt-quatre ans, qui pouvaient lui en imposer. Je savais qu’il n’avait pas tellement à redouter pour lui-même si nous étions « cueillis » par ses compatriotes, mais qu’il mettait tout son honneur de patriarche dans ma sauvegarde. J’allais le rejoindre, quand un nouveau bruit de moteur, venant de très bas cette fois et de la direction de Juby, m’immobilisa !...
Avant que mon compagnon fût revenu en courant, débouchant en rase-flots de la brume, un fantôme d’avion vrombissant se précisa une seconde, devint immense, puis disparut aussi vite, en une brusque montée.
… Mermoz venait de recommencer méthodiquement notre équipée de tout à l’heure ! A présent qu’il nous avait retrouvés, il s’efforçait, au dessus de nous, de sortir du brouillard à l’aveuglette.
C’était donc vraiment normal de monter là-dedans sans rien voir ?!... Comment continuer à attendre passivement sous cet électrisant ronflement ! J’étais soudain aussi décidé à décoller que mon compagnon.
La chance était avec nous ; à la troisième traction sur l’hélice d’un Hamed survolté par l’idée du départ, notre Renault se remit à faire du vent. Sans plus attendre, mon interprète s’accrochait à l’aile pour me faire pivoter face au sud, et je me trouvais, presque trop rapidement, prêt à décoller sur la piste de plage sûrement sans obstacles !
Je savais commettre une folie en me lançant ainsi, mais je ne pouvais plus me résigner à l’immobilité ! Ma vanité de débutant me regardait faire. J’étais dans l’état d’esprit d’un homme tenant un « banco », les poches vides, pour épater une « ravissante ».
… C’est fait ! J’ai ouvert les gaz, mais je n’ai guère l’impression de prendre de la vitesse ; l’écran de brume est toujours à la même distance devant moi. Sous mes roues, l’uniforme tapis de la plage devient à peine plus flou. J’écarquille les yeux désespérément, mais seul le ressac précipite son écume au-devant de mon aile droite. J’ai l’impression que mon moteur « n’arrache pas », mais je pense aussi, bientôt, qu’il serait temps de tirer sur le manche. Cependant, à la crainte de freiner prématurément ma machine, s’ajoute peut-être un peu trop celle d’abandonner ces dernières choses qui me sont perceptibles du sol… Soudain, je réalise que mes pneus se sont d’eux-mêmes séparé du sable ! Presque en même temps, sans savoir si c’est parce que je vire, la ligne de lames passe sous mes roues et s’infléchit brusquement à gauche…
Là s’arrête la partie racontable de mon équipée. Je suis passé par tant d’impressions différentes au cours de cette première ascension sans visibilité, que, pour en préciser les détails, il me faudrait forcément la romancer. Mon compte-tours passait de 1650 pendant les montées à 2200 dans les piqués ; l’instinct de conservation aidant, je compris vite que cet instrument aurait pu me renseigner énormément sur ma position, si j’avais été plus expérimenté. M’accrochant de mon mieux à ses indications, pour conserver mon assiette, j’interrogeais aussi mes fesses dont j’avais, si j’ose dire, mobilisé le centre nerveux. Tout cela n’empêchait pas que, par moments, je me sentais désagréablement allégé ; je devais alors, de toutes mes forces, me cramponner au secteur de la manette des gaz et au manche. J’avais oublié de boucler ma ceinture de siège et cela n’arrangeait rien.
Au bout de cinq ou dix minutes de cet exercice (je n’aurait su dire) ma prison de brume était toujours aussi sombre. Lorsque je pris le temps d’interroger l’altimètre qui virevoltait au bout de la ficelle que j’avais autour du cou, je fus atterré !... Cet instrument me situait presque au sol ! Etais-je parti pour m’écraser sur le sable, ou, au contraire, pour un plongeon très au large de la côte ! Le fait d’avoir oublié de remettre mon altimètre à zéro avant de partir, me rassurait et m’inquiétait à la fois… Je décidais subitement de ne plus me soucier de mon équilibre latéral, ni du gouvernail de direction, pour ne m’occuper exclusivement que du régime moteur. Je bloquais donc mon palonnier, bien au milieu de sa course, en le coinçant des talons.
Hélas l’instant d’après, une glissade faisait vibrer les haubans, le vent de côté m’arrachait presque les lunettes, et je n’aurais pu garder le palonnier absolument immobile… Si j’avais eu le temps de me le demander, je n’aurais su pourquoi je « mettais » du manche à droite plutôt qu’à gauche, ou du pied à gauche plutôt qu’à l’opposé ? Mon moteur, heureusement, tournait assez rond, mais je le sentais chauffer terriblement, à force d’être malmené plein gaz. Cependant les écarts de vitesses de rotation diminuaient depuis que j’économisais mes mouvements de pieds. Lorsque j’osais regarder de nouveau mon altimètre, je fus agréablement surpris de voir son aiguille plus près de cent mètres que de cinquante. Cela me redonna confiance et pondéra mes réactions. Je me permis même le luxe de refermer un peu la manette des gaz.
Quand l’épaisse vapeur, autour de moi, commença à blanchir, je compris que j’allais gagner !... En une apothéose que je n’oublierai jamais, j’émergeais enfin dans un ciel d’azur, au-dessus d’un océan de crème neigeuse. Au mât de cocagne de l’audace, j’avais même gagné un soleil tout neuf qui me conseillait de virer, car je faisais cap vers l’est. Au bout de quelques minutes, Hamed me tapait sur l’épaule en me désignant quelque chose devant moi ; au comble de l’enthousiasme, je pus distinguer l’escarbille noire que faisait l’avion de Mermoz dans toute cette lumière. Un quart d’heure après, nous arrivons à l’extrémité du banc de brouillard et recommencions, comme s’il ne s’était rien passé, à grignoter la côte monotone.
Jamais on n’eut vent, à Toulouse, de cet atterrissage hors programme, et je rends grâce, là encore, à mon précieux équipier. Le Patron avait beaucoup moins tendance à admirer ces sortes d’équipées qu’à les classer dans les inutiles batifolages.
Fin
"J'ai fait la course sur la terrasse avec une fourmi et j'ai été battu. Alors je me suis assis au soleil et j'ai pensé aux esclaves milliardaires de Wall Sreet." Christian BOBIN - L'homme-joie.